Détail d’un vitrail de la Cathédrale Christ Church de Dublin : le jugement de Salomon

L’idéologie de la distinction

Pour justifier la création d’un nouveau mode d’établissement de la filiation propre à la PMA, il nous est opposé qu’il y aurait déjà une filiation « charnelle » et une filiation adoptive, et comme la filiation par PMA ne serait ni l’une ni l’autre, il serait impératif de distinguer entre les modes de conception.
Qu’en est-il réellement ?

Pour justifier le modèle catalan, c’est-à-dire la création d’un nouveau mode d’établissement de la filiation propre à la PMA (modèle proposé dans le rapport Filiation origines parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle d’Irène Théry et d’Anne-Marie Leroyer en 2014, et dernièrement soutenu par Jean-Louis Touraine dans le rapport de la mission parlementaire sur la bioéthique), il nous est opposé qu’il y aurait déjà une filiation « charnelle » (couverte par le titre VII du Code civil) et une filiation adoptive (couverte par le titre VIII du Code civil), et comme la filiation par PMA ne serait ni l’une ni l’autre, il serait impératif de distinguer entre les modes de conception, de cesser d’utiliser le droit commun pour établir la filiation lors d’une PMA, et donc de créer un nouveau mode d’établissement de la filiation.

Qu’en est-il réellement ?

Corps et volonté dans la filiation

Par le passé

Le titre VII a-t-il toujours, depuis la première version du Code civil en 1804, servi à simplement constater et enregistrer des faits biologiques, plutôt que des actes de la volonté ?

La paternité, démarche intellectuelle

Marcela Iacub, dans L’Empire du ventre, expose qu’au début du XXe siècle à Paris, un homme a pu reconnaitre un enfant plus âgé que lui. Et que l’examen des registres d’état civil parisiens de cette époque montre plusieurs cas de reconnaissance où le père n’avait que dix, onze ou douze ans d’écart avec son enfant.

Mais plus fort encore pour la paternité hors mariage, les hommes pouvaient être plusieurs à reconnaitre un enfant (toutes les paternités étant valides en même temps) jusqu’à la loi du 15 juillet 1955 (après cette loi, il n’est plus possible pour un homme de reconnaitre valablement un enfant qui a déjà été reconnu par un autre homme : il doit, au préalable, contester en justice la première reconnaissance). Elle donne un cas original d’application anti-colonialiste de cette disposition, qu’a eu à juger la Cour d’appel d’Indochine en 1910 :

« un colon français (…) avait imaginé de reconnaitre le plus d’enfants qu’il pourrait comme un stratagème infaillible visant à permettre à des indigènes d’acquérir la nationalité française. Mais il s’agissait là, après tout, d’un usage très personnel de sa liberté de constituer des relations familiales. La jurisprudence considéra qu’on ne pouvait saper cette liberté, fût-ce pour mettre fin à des exceptions aussi flagrantes. »

Et la paternité dans le mariage assumait explicitement qu’elle était d’abord un fait social. L’article 313 ancien du Code civil disait en effet :

Le mari ne pourra, en alléguant son impuissance naturelle, désavouer l’enfant : il ne pourra le désavouer même pour cause d’adultère, à moins que la naissance ne lui ait été cachée, auquel cas il sera admis à proposer tous les faits propres à justifier qu’il n’en est pas le père.

Et la maternité ?

La maternité hors mariage avait, en droit sinon dans sa réalité sociale, elle aussi sa part de démarche volontaire : les parents de l’auteur de ces lignes n’ont jamais été mariés ensemble, et ma mère comme mon père m’ont reconnu : la mention du nom de ma mère sur mon acte de naissance ne suffisait pas. Et je ne suis pas un cas isolé : ce n’est que depuis le 1er juillet 2006 que les femmes non mariées n’ont plus besoin de reconnaitre leur enfant.

Et la maternité dans le mariage ? Depuis des siècles (le Digeste de Justinien, au VIe siècle, en parle déjà), il est interdit à une femme qui n’a pas accouché de se prétendre mère (l’adoption étant une exception à cette règle, mais l’adoption de mineurs n’existe que depuis 1923 dans le Code civil). Cette interdiction désigne ce qui est prohibé sous le nom de simulation d’enfant (autrefois, « supposition de part » – part étant un vieux mot pour « nouveau-né », de même racine étymologique que parturiente – ou « supposition d’enfant » : suppositio partus en latin, d’où le nom de ce blog), et c’est entre autres à ce titre qu’on peut condamner pénalement la mère d’intention lors d’une GPA.

Pourtant, au XIXe siècle, il en allait autrement. Le délit était tout autant inscrit au Code pénal, mais il n’était pas, la plupart du temps, susceptible de poursuites. D’abord, l’ancien article 322 du Code civil énonçait :

Nul ne peut réclamer un état contraire à celui que lui donnent son titre de naissance et la possession conforme à ce titre.

Et réciproquement, nul ne peut contester l’état de celui qui a une possession conforme à son titre de naissance. Article 322 ancien du Code civil

La possession d’état est notamment constituée par un comportement et une réputation : si vous vous comportez comme un parent envers tel enfant, et que vous avez la réputation d’être son parent, le droit peut vous reconnaitre parent légal du dit enfant. À cette époque, cela n’était valable que pour les couples mariés.

S’ajoutait à cela la question préjudicielle (contrainte de procédure qui conditionnait l’action pénale à l’action civile) posée par les articles 326 et 327 :

Les tribunaux civils seront seuls compétents pour statuer sur les réclamations d’état. Article 326 ancien du Code civil

L’action criminelle contre un délit de suppression d’état ne pourra commencer qu’après le jugement définitif sur la question d’état. Article 327 ancien du Code civil

Dans cette conjonction, la filiation était inattaquable : les actions pour établir une supposition d’enfant se voyaient opposer, en vertu de l’article 322, une fin de non-recevoir.

Pour bien comprendre l’usage qui était fait de ces dispositions, imaginons un cas typique : soit, au XIXe siècle, une femme qui ne veut pas garder son enfant (l’avortement est alors interdit). Elle s’arrange avec une femme qui aimerait en avoir un (l’adoption d’enfant mineur n’existe alors pas) : elle dissimulera sa grossesse et son accouchement, et l’enfant sera déclaré à l’état civil comme étant né de ses parents d’intention (la mère d’intention pouvant s’être éloignée de son lieu de résidence habituel, à la campagne par exemple, pendant quelques mois). La condition étant que les parents d’intention soient mariés, mais une fois l’arrangement réalisé, si aucun incident ni rétractation ne venait troubler l’arrangement, il passait inaperçu. Et, s’il était découvert, le double jeu de la question préjudicielle et de la fin de non-recevoir mettait la filiation ainsi réalisée à l’abri des poursuites, des rétractations et des chantages. Marcela Iacub n’a découvert que six procès au cours du XIXe siècle, tous concluant à la validité de la muraille dressée par la possession d’état : se comporter comme un parent et avoir la réputation de l’être suffisait à vous assurer le statut de parent.

La jurisprudence changera par la suite, mais il faudra surtout la loi du 3 janvier 1972 pour mettre un terme définitif à cette possibilité, en ajoutant un article 322-1 au Code civil :

Toutefois, s’il est allégué qu’il y a eu supposition d’enfant, ou substitution, même involontaire, soit avant, soit après la rédaction de l’acte de naissance, la preuve en sera recevable et pourra se faire par tous moyens. Article 322-1 ancien du Code civil

D’autres lois et jurisprudences avaient préparé le terrain, mais la loi de 1972 (et pas seulement pour l’ajout de cet article 322-1) a considérablement amplifié le mouvement qui a conduit, au début de notre siècle, à insister plus intensément sur l’aspect biologique de la filiation : certes, en insistant moins sur l’importance du mariage et plus sur la réalité des corps, on a effacé la distinction entre enfants légitimes, naturels et bâtards, mais ce faisant on a considérablement amoindri l’importance de la volonté : être parent d’intention pèse moins qu’avant. Cela revient-il pour autant à dire qu’un parent d’intention n’est plus rien dans notre droit ?

Aujourd’hui

Alors, certes, la « preuve biologique » (le test ADN) a pris beaucoup plus d’importance, et selon une certaine vision, la présomption de paternité (le mode d’établissement de la filiation pour les hommes mariés), la reconnaissance, et même la possession d’état ne seraient que des indices d’une filiation « charnelle ».

Pourtant, aucun test, aucune preuve biologique n’est requise pour la présomption de paternité. Et à la mairie, si vous êtes un homme, personne ne vous testera lorsque vous déclarez reconnaitre un enfant : la vraisemblance suffit.

Et plus encore, d’après l’article 333 du Code civil, au bout de cinq ans de possession d’état conforme au titre (le titre étant l’acte de naissance : l’acte de naissance doit donc dire que vous êtes parent de l’enfant, et ensuite vous vous comportez comme tel pendant cinq ans), toute action en contentieux se voit opposer une fin de recevoir.

Il ne s’agit pas d’une omission, d’un oubli ou d’une entrée par effraction dans le droit : le législateur n’a pas rédigé cet article en étant inconscient de ses conséquences. D’ailleurs, la Cour de cassation ne s’y est pas trompée. Par exemple, en 2006, dans une affaire où l’amant d’une femme mariée avait effectué une reconnaissance anténatale, mais où l’enfant avait été déclaré dans son acte de naissance comme ayant pour père l’époux de la mère, ce dernier s’étant comporté depuis lors au su et au vu de tous comme étant le père, la Cour de cassation a tranché le conflit de filiation (acte de reconnaissance contre acte de naissance) en faveur du mari, bénéficiaire d’une possession d’état de père, et a rejeté toute preuve fondée sur le biologique et l’action de contestation de paternité qu’avait déposé l’ancien amant.

Idéologie de la distinction

La chose est donc entendue : la volonté n’est pas absente dans la filiation « charnelle ». Et d’ailleurs, d’un autre côté, la PMA n’est pas un autre nom pour la livraison d’un bébé par une cigogne, elle n’est pas un pur acte de volonté désincarnée : dans une PMA, une femme accouche, elle use donc bien de sa chair. Et, même parfois, lorsqu’il s’agit d’un couple de femmes, la femme qui n’a pas accouché a tout de même donné ses gamètes.

Quelle est donc la motivation qui peut pousser à affirmer que les parents d’un enfant par PMA ne pourraient pas avoir accès au droit commun de la filiation ? Je pense qu’elle est purement idéologique.

En effet, à la fin des années 1990, lorsqu’Irène Théry s’opposait au mariage pour les couples de même sexe, elle le faisait pour des raisons ayant trait à la filiation[1]. Elle pensait, selon la formule de Jean Carbonnier, que « Le cœur du mariage, ce n’est pas le couple mais la présomption de paternité », et comme elle estimait que les couples de même sexe ne devaient pas accéder à la présomption de paternité (ou de co-maternité), ils ne devaient pas avoir accès au mariage. Plus tard, elle a en partie changé d’avis, en estimant qu’on pouvait dissocier mariage et filiation, et, comme elle n’avait rien contre les couples de même sexe en tant que tels, elle s’est finalement prononcée en faveur du mariage. C’est d’ailleurs un mariage sans conséquence sur la filiation (sinon sur la filiation adoptive) qui a été adopté lors de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe en 2013 : un mariage selon ses vœux.

Par la proposition qu’elle a avancé avec Anne-Marie Leroyer, elle reste dans une remarquable continuité idéologique : distinguer entre les couples de sexe différent ayant usé de leur deux corps pour procréer, et les autres[2].

Ceci n’est pas dit pour critiquer le caractère idéologiquement fondé de ses propositions : en matière de conception de la filiation, il n’y a que de l’idéologie. Même lorsqu’on invoque la « Nature » ou la « Tradition », cela reste de l’idéologie.

Mais comme l’objectif premier de cette idéologie n’est pas d’assurer une filiation à tous les enfants, mais de distinguer entre les parents, il en découle naturellement que les propositions avancées ne protègent pas tous les enfants : resteront notamment sur le bas-côté de la route les enfants nés par PMA amicale ou nés par PMA à l’étranger, ainsi que les enfants des couples séparés.

Il n’y a donc en somme rien qui empêche d’étendre le droit commun aux enfants nés par PMA : il n’est nul besoin de penser un système à part, qui distinguerait entre les parents et entre les enfants selon le mode de conception.

Et si on s’attache surtout à considérer la volonté dans l’établissement des liens de filiation (le modèle volontariste que je propose), on a un système qui, lui, pour le coup, protège véritablement tous les enfants.






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