L’adoption est non seulement commune mais généralisée. Sa survenance constitue la norme et c’est son absence qui requiert une explication. Paul Ottino, Rangiroa. Parenté étendue, résidence et terres dans un atoll polynésien, 1972, p. 344
Ce constat, dressé en 1972 par l’ethnologue Paul Ottino au sujet de Rangiroa et que Monique Jeudy-Ballini (directrice de recherche au CNRS) considère comme extensible à « la presque totalité des sociétés mélanésiennes, polynésiennes et micronésiennes[1] », ce constat ne laisse pas de surprendre le tout-venant, mā’ohi[2] ou non : le faʼaʼamu, vocable tahitien forgé sur la base ’amu précédée du causatif faʼa et signifiant « nourrir » tout autant qu’« adopter », bien qu’il renvoie à une tradition bien connue du peuple mā’ohi pour ce qu’il en constitue l’un des piliers identitaires et socioculturels, reste assez peu évoqué dans la presse locale et, le cas échéant, n’est abordé – à quelques exceptions près – qu’obliquement sous la forme d’anecdotes où il se retrouve soit mis à l’index comme cause de drames familiaux[3] ou de délinquance juvénile[4], soit l’objet d’un discours angélique le reléguant à un passé révolu.
Sorte d’élément de folklore propre à rejoindre le cabinet des curiosités parmi un bric-à-brac d’autres coutumes, le statut de l’enfant faʼaʼamu semble faire partie du quotidien des Mā’ohi au point de ne nécessiter aucune explication, car supposée évidente. En 1992, l’APRIF[5] relevait l’absence de statistique communale répertoriant le nombre d’enfants faʼaʼamu[6]. Comme s’ils ne méritaient pas qu’on s’y attarde. Pourtant, les regards interposés des anthropologues, ethnologues, sociologues et juristes qui s’y sont intéressés n’ont eu de cesse de signaler l’importance du rôle normatif de cette tradition dans l’organisation sociale mā’ohi. De mettre en exergue le déni que lui oppose le droit français. Contrairement à la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française ne possède pas le statut civil coutumier[7]. À défaut d’application du Code de l’action sociale et des familles sur le Fenua, le territoire polynésien, c’est le Code civil qui est appliqué pour traiter les situations de faʼaʼamu.
Pour autant, le droit français ne saurait être tenu pour seul responsable : bien que le statut d’autonomie lui en confère le pouvoir, le gouvernement local ne dispose toujours pas d’un code polynésien des familles pour remplacer celui métropolitain de l’action sociale et des familles. S’il existait, il permettrait la prise en compte « des principes fondamentaux qui ont toujours présidé dans la tradition de l’adoption en Polynésie[8] ». En outre, lorsque les parents faʼaʼamu recourent à la loi pour adopter, les situations qui en résultent sont généralement plus apaisées que lorsque ce n’est pas le cas : l’enfant se sent objet de désir et de projet, son statut est stable, institué par la justice, avec toute la force de la symbolique légale. De fait, l’indifférence des Polynésiens à l’égard du droit français est aussi dommageable que celle de ce dernier face aux spécificités du faʼaʼamu.
Il n’est pas besoin de chercher bien loin dans la culture locale pour s’apercevoir de l’importance du faʼaʼamu : que raconte la célèbre légende de Pipirima à travers le voyage et l’apothéose de deux enfants ’ainanu[9](c’est-à-dire affamés par leurs parents – attitude qui à elle seule résume, nous le verrons dans un prochain article, l’antithèse de la parenté polynésienne), sinon leur adoption symbolique par les dieux eux-mêmes ?
Que dire de Pomare qui, d’après les généalogistes locaux, serait le descendant d’une graine flottante[10] originaire de Fakarava implanté à Pare ? N’était-il pas lui-même, comme le faisait remarquer Bernard Rigo[11] le faʼaʼamu d’un Tahitien dont il devint l’héritier ?
Rattaché à une société où son support institutionnel est défaillant, le faʼaʼamu reste tout de même profondément ancré parmi nombre de Polynésiens (en particulier aux Tuamotu et aux Marquises) ; lesquels, parce qu’ils perçoivent avec défiance un système juridique dans lequel ils ne se retrouvent pas, se détournent souvent des dispositifs que propose le Code civil pour encadrer les situations de faʼaʼamu. Ce décalage entre les lois françaises et les coutumes mā’ohi contribue à alimenter, par l’absence de règles et cadres sociaux stables qu’il occasionne, ce que Jean-Claude Rau nomme une « situation de démoralisation et de désorganisation sociale[12] ».
Qu’est-ce que le faʼaʼamu ?
Pour évidente qu’elle puisse paraitre aux yeux des Mā’ohi, la réponse s’avère en réalité complexe si l’on envisage la grande diversité d’états de fait que l’on peut rattacher (ou pas) au faʼaʼamu. La garde d’un enfant dont le retour chez ses parents d’origine reste toujours possible fait-il de lui un faʼaʼamu ? Le statut familial ou social de l’adoptant a-t-il une incidence sur le don de l’enfant faʼaʼamu ?
Le terme renvoie aux pratiques coutumières partagées par l’ensemble des Polynésiens de don d’enfants et d’adoption qui « met[tent] directement en relation et à titre principal trois personnes : l’adoptant, l’un au moins des parents biologiques de l’adopté et l’adopté[13] ». Le faʼaʼamu s’apparente à une forme d’adoption ouverte : une adoption impliquant la rencontre avec les futurs parents adoptifs et le placement volontaire de l’enfant. Le lien entre l’adopté et le(s) parent(s) de naissance est maintenu : « les enfants adoptifs connaissent très bien […] leurs parents adoptifs et leurs parents biologiques, et entretiennent des liens avec eux[14] ». Jean-Michel Chazine[15] et Paul Ottino[16] rappellent que tous les enfants confiés ne sont pas forcément faʼaʼamu ; il arrive que certains d’entre eux soient finalement réclamés par leur(s) parent(s) de naissance. Si le faʼaʼamu correspond habituellement à une situation d’adoption, la persistance des liens entre l’enfant confié et ses parents d’origine peut parfois conduire à des zones grises dans lesquelles le statut du faʼaʼamu reste indécis, oscillant entre adoption et fosterage (où l’enfant est confié à un membre de la parentèle pour être gardé et nourri sans qu’entre eux un nouveau lien de filiation soit établi). Ainsi un parent initialement considéré faʼaʼamu peut se voir priver de son autorité parentale (à fortiori s’il n’est pas passé devant le juge pour formaliser l’adoption) par l’un des parents de naissance, surtout si l’enfant entretient des relations houleuses avec lui. Inversement, ce même enfant peut être renvoyé chez ses parents d’origine s’il n’est pas désiré ou que la maisonnée n’est plus en mesure de subvenir à ses besoins. Sans support institutionnel, la conduite du faʼaʼamu dépend largement de la bonne volonté et des relations entre parents de naissance, adoptant(s) et adopté(e).
Véronique Ho Wan, psychologue et présidente de l’APRIF[17] à l’origine d’un colloque sur l’enfant faʼaʼamu mené en 1992, proposait de distinguer le faʼaʼamu[18] selon son caractère :
- Intrafamilial : l’enfant est confié à un membre de son ’āti[19], généralement à un membre de sa famille proche (frère, sœur, grands-parents, oncle, tante),
- Extrafamilial : l’enfant est confié à un autre ’āti et peut être amené à quitter l’ile de son propre ’āti. Cette situation englobe également l’adoption d’enfants faʼaʼamu par des métropolitains.
Du point de vue des parents d’origine, les motivations du faʼaʼamu, bien que rarement rationalisées et verbalisées, peuvent se résumer comme suit :
- « en guise de cadeau, d’échange ;
- pour sceller une amitié ;
- afin de se procurer un héritier ;
- pour sceller une alliance entre différents lignages, deux familles amies ;
- pour les couples sans descendance ;
- pour des raisons pratiques : santé, éducation… ;
- pour trouver à un « étranger » une place dans l’organisation sociale ;
- pour permettre aux jeunes gens de conserver leur insouciance de taureʼareʼa (période de la sexualité libre).
Annie Billard, Ida Domingo, Marie Duval, Gérard Garnier et Martine Petrod, « Regards sur l’enfant faʼaʼamu… : À propos d’une approche anthropologique » in Regards sur l’enfant faʼaʼamu : l’adoption en Polynésie entre tradition et modernité, Papeete, APRIF, 1993, p. 28.
En revanche, du point de vue des parents faʼaʼamu, la volonté d’adoption n’est pas systématique comme le signalent p. Ottino et V. Ho Wan : « avoir un enfant faʼaʼamu n’engage pas nécessairement à la volonté d’adoption ou le désir d’avoir l’autorité parentale sur lui[20]. » Il arrive que certaines adoptions intrafamiliales soient « culturellement prescrite[s] soit obligatoire[s] » pour « des raisons de force majeure : séparation du ménage, maladie, mort [21] ». Dans ces cas, tous les membres du ’opu hō’ē (l’ensemble des enfants élevés par leurs parents dans une même maisonnée) sont susceptibles d’être adoptés. Inversement, cette volonté d’adoption peut être clairement affirmée comme le rappelle le statut des « tamari’i tapa’o[22] », enfants « réservés » avant la naissance par leur(s) futur(s) parent(s) adoptif(s) ; voire extrême concernant l’attitude de certains grands-parents à l’égard de leur mo’otua[23] – généralement l’ainé(e) d’une fratrie – qui « exigent de les prendre chez eux[24]. »
Sur ce chapitre, l’adoption des petits-enfants par les grands-parents occupe un statut « à part » et n’est pas toujours perçue comme du faʼaʼamu : contrairement aux parents adoptifs (qui peuvent être autant voire plus âgés qu’eux), les grands-parents adoptifs sont appelés metua ru’au[25]. À Rangiroa, rapporte p. Ottino, certains « sanitos[26] transigent avec leur foi et leurs ministres en assurant […] que l’adoption des petits-enfants n’en est pas une[27]. » Cette exception repose sur la conviction profonde de l’existence d’un lien très solide entre les deux générations.
Le faʼaʼamu et l’éthique du don et du contredon
Comme évoqué plus haut, la pratique du faʼaʼamu s’insère dans un contexte socioculturel où les institutions traditionnelles qui encadraient sa pratique ont disparu. Aussi semble-t-il nécessaire, pour en comprendre les implications actuelles, de rendre compte du contexte préchrétien dans lequel cette tradition trouvait sa place. Tel que l’a montré Marcel Mauss, la société polynésienne reposait (et repose toujours dans une moindre mesure) sur le système économique du don et du contredon[28] : loin d’être le fruit d’une inclination du cœur comme ont pu le croire les premiers voyageurs européens (en particulier Bougainville), le don, à l’époque préchrétienne, était « obligé et libre, intéressé et désintéressé » et suscitait toujours une « attente d’un retour, d’un contredon[29] ». Il permettait d’établir un réseau d’obligation entre l’individu et le groupe, dont le tribut alimentaire constituait le symbole par excellence. Comme le souligne l’ethnologue Douglas Oliver, le don alimentaire devait être total pour être valable[30]. Ainsi l’hôte qui avait épuisé de bon cœur ses réserves alimentaires pour satisfaire son invité s’attendait implicitement à la même hospitalité de sa part dans la situation inverse. Il est intéressant de noter que de nombreux termes dépréciatifs en reo mā’ohi[31] sanctionnent le défaut de partage alimentaire : ’aihāmumu[32], ’aiata[33] ou ’aiharuma[34] en sont quelques exemples pour lesquels on notera la récurrence de la base commune ’ai, synonyme de ’amu. Christophe Serra Mallol montre dans Nourritures, abondance et identité comment le faʼaʼamu s’inscrit dans ce système de don et de contredon, d’abord par le rapport de synonymie qu’instaure le mot entre alimentation et adoption : « Par la puissance des représentations liées à la nourriture, le don de nourriture peut ainsi transformer des non-parents en parents[35]. » Au don de l’enfant par ses parents de naissance répond le don de nourriture (et donc l’hospitalité) du parent adoptif qui fonde le lien de filiation entre lui et son faʼaʼamu ; mais le contredon s’étend aussi au reste de sa famille dont il devient l’obligé. Très rarement formulée, cette attente reste néanmoins forte du côté les parents de naissance. Raison du malentendu culturel et des conflits qui en résultent lorsque des métropolitains adoptent un enfant faʼaʼamu en prenant pour acquise l’idée que l’enfant a été donné inconditionnellement. C’est ce déchirement entre l’enfant donné et sa famille d’origine que mettait en exergue Ma famille adoptée[36] d’Eliane Koller, diffusé durant l’édition 2012 du FIFO.
Le faʼaʼamu « permet à un ’āti d’assurer la perpétuation des groupements de résidences […] si l’un adopte une descendance, l’autre adopte nécessairement une ascendance et c’est une nécessité qui est motivante[37] ». Instance de régulation sociale[38] selon V. Ho Wan, le don d’enfant permettait, comme nous l’avons vu précédemment de conclure des alliances familiales et stratégiques[39], d’accorder d’un côté le statut de parent à des individus qui ne pouvaient y accéder autrement : māhū[40], couples stériles, célibataires ; de l’autre soulager certaines familles de la charge d’un enfant dont ses parents ne pouvaient s’occuper ou permettre aux taure’are’a de profiter de leur liberté sexuelle. Le faʼaʼamu était une norme régulatrice salutaire à la société traditionnelle, raison pour laquelle de nos jours, précise p. Ottino, « l’adoption n’a aucun caractère clandestin et aucune (sic) opprobre ne s’attache aux parents qui acceptent de se séparer de leurs enfants[41]. »Intégré à une société qui « accordait plus d’importance à la descendance qu’à l’alliance[42] », le faʼaʼamu, conclut J.-M. Pambrun, « réintroduit une norme, en ce sens qu’elle permet aux individus, et pas seulement à la catégorie des parents, de se choisir des héritiers surs et de légitimer l’appartenance de ceux-ci à la famille d’adoption en leur donnant un nom du marae [plate-forme où se déroulaient le culte, les cérémonies à caractère social ou politique] familial, appelé vauvau i’oa. En donnant à l’adopté un nom inscrit dans la généalogie rattachée au marae, on ne fait rien d’autre que de lui transmettre les terres et la fonction qui y est rattachée, garantissant ainsi la reproduction ’opu ho’e, c’est-à-dire l’unité des frères et sœurs et celle de leur descendance[43] ».
Un enfant en circulation : entre affiliation à la terre et « liens du sang »
Selon M. Panoff, « les sociétés polynésiennes s’organisent selon deux axes, la filiation et la résidence[44]. »C’est d’abord l’appartenance à la terre où l’on vit et les rapports sociaux qu’on y entretient qui établissent la filiation : conception intimement liée celle de l’espace polynésien conçu comme « un monde d’une extrême mobilité[45] » reposant sur une éthique globale de l’échange, celle du don et du contredon. C’est dans la capacité du sujet mā’ohi à naviguer entre et à se définir suivant les différents axes sociétaux que la pratique du faʼaʼamu s’inscrit. Saisi dans un réseau d’échanges intra et extrafamiliaux, l’enfant faʼaʼamu est un enfant en circulation et son don constitue à lui seul, comme l’a montré p. Ottino, une institution de mobilité[46] : « Ancré dans la terre de ses ancêtres, le sujet polynésien garde la faculté de changer d’espace, de contracter des alliances, d’adopter ou se faire adopter. Le droit de la propriété obéit au schème de la parenté : on est affilié à une terre[47]. »
Ainsi que le rappelle B. Rigo, « la solidarité parentale passe par une solidarité territoriale. La communauté de résidence s’impose sur la communauté de sang[48] ». C’est moins le lien charnel que social qui fonde la filiation : « l’enfant est à ceux qui relèvent et le considèrent comme le leur[49] ». Si bien qu’en matière de succession, ces derniers pouvaient rivaliser avec les enfants biologiques de leur(s) parent(s) faʼaʼamu comme le relate Moerenhout dans ses Voyages aux iles du Grand Océan : « il arrivait souvent que c’était un fils adoptif, au lieu de l’ainé de la famille, qu’on reconnaissait comme héritier présomptif[50] ». p. Ottino constate que « les adoptions sont expliquées par les liens à la fois biologiques et adoptifs mais chaque fois que ces liens se trouvent coïncider ce sont les liens adoptifs qui sont ressentis comme les plus significatifs[51] ». Ainsi l’enfant peut être faʼaʼamu par son ou sa cousin(e), voire son frère ou sa sœur faʼaʼamu (un enfant adopté adopte lui-même parfois l’enfant biologique de ses parents adoptifs) pour assurer la continuité du lien faʼaʼamu.
La zone grise
Dans la société polynésienne traditionnelle, le faʼaʼamu reposait, comme nous l’avons rappelé, sur une adoption ouverte qui impliquait le maintien des relations entre l’enfant donné, ses parents de naissance et faʼaʼamu. L’adoption était institutionnalisée et les statuts de chacun des parents ainsi que de l’enfant étaient définis et reconnus socialement. Les conflits et malentendus qui pouvaient résulter de l’éventuelle concurrence entre parents de naissance et parents adoptifs faisaient l’objet d’une médiation. Suite aux contacts avec les Européens, ces structures encadrantes qui assuraient un support social au faʼaʼamu ont périclité, laissant à leur suite une zone grise : faute d’institution régulatrice à même de statuer sur « l’indistinction entre adoption et fosterage » et de gérer« le secret ou le non-dit entourant l’adoption, l’absence de traces dans le système des appellations ou la grande mobilité des enfants entre maisonnées[52] », les adoptions de fait sont beaucoup plus nombreuses que les adoptions légales[53]. Nombreux sont les Polynésiens qui entretiennent un rapport de défiance avec les lois françaises pour ce qu’elles ne prennent assez pas en considération l’importance des traditions polynésiennes : « l’enfant faʼaʼamu est inconnu du droit français, ignoré par notre législation […] La pratique du faʼaʼamu constitutive de l’un des aspects fondamentaux de la famille polynésienne, recouvre une situation de non-droit[54] ». Relevant cette inadéquation, M.-N. Capogna ajoute : « En Polynésie, la tradition du faʼaʼamu manifeste avec évidence, que vérité biologique et vérité sociologique constituent deux vérités distinctes[55] ». Le droit français s’inscrit dans une tradition qui pendant des siècles a distingué et discriminé les enfants selon qu’ils étaient légitimes (nés d’un couple marié) ou bâtards. Par un mouvement de réaction initié lors des grandes réformes sociétales autour de 1970 (spécialement avec la réforme de la filiation opérée par la loi du 3 janvier 1972), qui a trouvé son aboutissement avec l’ordonnance du 4 juillet 2005, le législateur français a supprimé cette distinction et les discriminations afférentes en insistant sur la dimension biologique (les tests ADN pour contester la filiation, ou l’insistance sur le fait de l’accouchement comme fondant la maternité) du lien de filiation. Bon gré, mal gré, nous sommes les héritiers de ce mouvement de réaction et de ses apports tant positifs (volonté d’égalité entre tous les enfants) et négatifs (insistance sur le lien biologique, quitte à mettre de côté les enfants dépourvus de ce lien, et notamment les enfants faʼaʼamu, ceux nés par GPA et ceux de l’homoparentalité).
Ainsi, la contestation de la paternité se résout par le recours à l’expertise biologique (tests ADN) : « en droit positif, qu’il s’agisse d’une contestation de la filiation établie ou de la résolution d’un conflit de filiation, la solution juridique est dominée par la recherche de la vérité biologique […] Dans la situation de l’enfant faʼaʼamu, on peut particulièrement regretter que le lien charnel, volontairement rompu lors du don de l’enfant, soit retenu comme le critère déterminant pour établir sa filiation. […] La priorité accordée à la vérité biologique semble conduire trop souvent à des situations dans lesquelles l’intérêt de l’enfant est bafoué au nom du lien charnel[56] ». Des considérations qui ne sont pas sans conséquences, explique Alexandra Papageorgio-Legendre, la construction identitaire des enfants faʼaʼamu se jouant à travers leur statut juridique et la messagerie symbolique qui s’y rapporte[57]. « La dérégulation du système socioaffectif qui affecte justement les enfants faʼaʼamu, correspond à la dérégulation sociale généralisée[58] ». Confrontés à des référents labiles (enfant circulant entre plusieurs membres de la famille élargie par exemple), transférés de maisonnée en maisonnée, d’ile en ile voire abandonnés lorsqu’ils n’ont pas été désirés, les tamari’i faʼaʼamu sont-ils condamnés à occuper le statut de laissés pour compte du droit français ?
Un statuquo qui dure depuis plus d’un demi-siècle
Michel Panoff, chargé de recherches au CNRS, commentait en 1970 : « Cette pratique [NDLR : le faʼaʼamu] […] continue de jouer un rôle capital bien que le droit français soit condamné à l’ignorer[59] ». Plus de quarante ans après, le statut du faʼaʼamu reste inchangé, savoir non pris en compte par le Code civil[60].Selon la dernière enquête statistique menée en 2007 par l’ISPF sur l’ensemble des mineurs vivant sur le territoire, 10 % vivaient sans ses parents biologiques et 48 % de ces enfants se trouvaient être des faʼaʼamu[61], soit plus de 3 800 mineurs. À cela il faudrait ajouter les résultats de diverses études anthropologiques menées entre les années 1960 et 1990 qui indiquaient la présence d’enfants faʼaʼamu à un taux moyen (sur l’ensemble du territoire) compris entre 20 % et 40 % d’une maisonnée[62].
Le jugement qu’oppose Michel Panoff au droit français mériterait toutefois d’être nuancé. Si les dispositifs prévus par la loi pour encadrer l’adoption sur le Territoire ne tiennent pas tout à fait compte des spécificités du faʼaʼamu, le gouvernement local ne tire pas non plus parti de sa capacité à légiférer pour obvier à ces carences. L’absence de volonté politique venant du gouvernement local empêche la mise en œuvre de moyens juridiques pour la reconnaissance du faʼaʼamu en Polynésie. Comme le relève une publication de 2006 du Fare Tama Hau, « aucune intervention législative n’a été établie en matière d’aide sociale à l’enfance en Polynésie française, comme ce fut le cas en Métropole à travers notamment le code de l’action sociale et des familles […][63] ». Les travailleurs sociaux et l’Association des juristes de Polynésie française (AJPF) déplorent l’absence d’un code polynésien des familles à même de remplacer le code métropolitain de l’action sociale et des familles inappliqué sur le Territoire (du fait du statut d’autonomie). Comme évoqué plus haut, le statut civil coutumier n’est pas appliqué en Polynésie. Seul le Code civil complété de dispositions à valeur règlementaire (liées aux lois du pays) est appliqué aux situations de faʼaʼamu. Trois dispositifs du Code civil sont sollicités pour la prise en charge du faʼaʼamu :
- La délégation-partage d’autorité parentale implique un accord entre les parents de naissance (délégants) et la famille d’accueil (délégataires) qui reçoit et partage avec les parents l’autorité parentale, le droit et le devoir de garde et d’éducation de l’enfant,
- L’adoption simple crée un lien de filiation qui se juxtapose au lien « biologique » ; il y a seulement transfert d’autorité parentale. L’enfant peut avoir trois ou quatre parents, mais seuls les parents adoptifs auront l’autorité parentale ; toutefois les parents d’origine continuent à transmettre leur nom et leur enfant reste leur héritier réservataire,
- L’adoption plénière substitue un nouveau lien de filiation au lien « biologique », tous les liens avec les parents d’origine sont rompus.
À première vue, l’adoption simple constitue parmi ces trois dispositifs la réponse la plus adaptée que puisse apporter le Code civil. Ce qui circule avec le faʼaʼamu, c’est bien l’autorité parentale : l’adoption simple est ce qui correspond au plus près avec la réalité polynésienne. L’adoption plénière peut toutefois, dans certaines situations, être choisie par la mère de naissance pour le bien de l’enfant, pour stabiliser la filiation et empêcher la survenue d’un père de naissance absent.
Pour autant, dans ces deux dispositifs, un problème se pose : la loi du 11 juillet 1966 portant réforme de l’adoption impose que les enfants de moins de deux ans soient confiés à l’aide sociale à l’enfance – dont les compétences sont prises en charge par le service des affaires sociales créé en 1983. Autrement dit, avec le faʼaʼamu, le droit français est confronté à une impasse : parce qu’il conçoit l’adoption comme fermée (une adoption où les parents d’origine n’ont pas de contact avec les adoptants, l’État distribue les enfants), il est de fait incompatible avec cette pratique coutumière qui, comme expliqué plus haut, conçoit l’adoption comme ouverte et implique un placement volontaire de l’enfant de la part des parents de naissance. Afin de concilier la pratique du faʼaʼamu à la réforme de l’adoption de 1966, les juges procèdent donc depuis plus de quarante ans à une « pratique tolérante » qui nominalement s’oppose à la loi comme le rappelle le juge Marc Meunier[64]. Dans la majorité des cas (80 %), rapporte le juge Alain Rolland, l’enfant est confié dès sa naissance à ses futurs parents par délégation-partage d’autorité parentale pour une durée de deux ans (les parents ont encore l’autorité parentale pendant deux ans), puis adopté[65]. Dans les autres situations, les parents de naissance renoncent à l’autorité parentale en signant un consentement à l’adoption (acte notarié, donc payant, depuis la loi du 22 décembre 2010) ; c’est ensuite l’État qui place l’enfant dans sa future famille adoptive comme étant sa famille d’accueil pendant deux ans. Cette dernière adopte ensuite l’enfant.
Ces contournements de la loi traduisent en creux la rigidité du droit français doté d’un « arsenal législatif conçu pour régir la famille traditionnelle en Occident dans son modèle individualiste[66] » incompatible avec le faʼaʼamu. Mais aussi l’immobilisme du gouvernement local, qui n’apporte aucune solution aux situations de fait et laisse se perpétuer certains abus, particulièrement le démarchage parfois agressif des adoptants métropolitains auprès des parents de naissance. Malgré tout, il serait abusif d’imputer l’entière responsabilité du problème faʼaʼamu au droit français : quoique perfectibles, ces solutions ont le mérite d’exister et d’accorder un statut formalisé à l’enfant faʼaʼamu. Certains cas de faʼaʼamu peuvent tout à fait correspondre à ce que propose la législation française. Toutes choses considérées, le problème vient tout autant de ce que les Polynésiens restent, comme le relevait M. Panoff[67], très nombreux à ne pas se tourner vers la loi française pour formaliser des situations de fait – et pas uniquement en matière de faʼaʼamu (on pensera au problème de l’indivision). Même si elle tend à s’infléchir depuis quelques années, la défiance des Polynésiens à l’égard du droit français contribue tout autant que la rigidité de ce dernier et l’absence de prise d’initiative du gouvernement local en faveur de l’encadrement des adoptions polynésiennes au maintien d’un statuquo qui « laisse l’enfant adopté dans une précarité dommageable[68] » comme le remarque Henri Cornette de Saint Cyr (alias Doudou, l’organisateur de la Saga Tahiti depuis 25 ans).
La possession d’état : solution miracle ou mécanisme de secours ?
Quelles autres solutions envisager pour un traitement juridique plus satisfaisant du faʼaʼamu ? M.-N. Capogna proposait en 1995 l’utilisation de la possession d’état pour que soient reconnues des situations de fait non formalisées juridiquement : « pour l’heure, cet enfant qui n’est ni le bien ni le lien du couple dont il est issu, mais le sujet d’une éthique globale de l’échange et du don entre familiers, est parfois l’objet et l’enjeu de conflits de filiation, pour lesquels la possession d’état pourra être un critère de solution[69] ».
En droit français, la possession d’état est un mode d’établissement de la filiation fondé sur l’idée que « la situation apparente d’une personne, dont le comportement, la réputation et la façon dont elle est nommée attestent de composantes de son état civil[70] ». Un parent faʼaʼamu n’ayant pas eu recours à la procédure d’adoption pourrait, même s’il ne porte pas le même nom de son enfant faʼaʼamu[71], établir avec lui un lien de filiation en réunissant, suivant l’article 311-1 du Code civil, un ensemble suffisant de preuves indiquant :
- Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents ;
- Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ;
- Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ;
- Qu’elle est considérée comme telle par l’autorité publique
Article 311-1 du Code civil.
Bien que ce mécanisme pourrait permette de rattraper des situations de fait inextricables où personne ne s’est mis d’accord et apporter des solutions là où les procédures en vigueur sur le Territoire ne conviennent pas, son efficacité reste toutefois limitée :
- En cas de contentieux survenant avant le délai de 5 ou 10 ans nécessaire pour qu’elle constitue une fin de non-recevoir, la possession d’état peut être facilement contestée par les parents biologiques,
- Établir une filiation par ce mécanisme est loin d’être aisé et on imagine difficilement comment des parents faʼaʼamu déjà peu convaincus par et au fait des procédures réalisables sur le Territoire (adoption, délégation-partage d’autorité parentale) pourraient avoir recours à la possession d’état, au moins aussi longue, complexe et couteuse qu’une adoption.
Même si elle reste souhaitable, la possession d’état ne peut constituer une solution miracle pour démêler toutes les situations de faʼaʼamu ; elle pourrait constituer plus exactement une solution dans le cas où le(s) parent(s) adoptifs n’auraient pas formalisé le lien de filiation qui les unit à leur faʼaʼamu. L’établissement d’un code polynésien des familles (dans le cadre des lois du pays) permettrait, lui, une réelle prise en compte des spécificités coutumières liées au faʼaʼamu. Un assouplissement des procédures liées au don d’enfant et à son adoption permettrait de toucher un plus grand nombre de Polynésiens.
On le voit, la résolution des problèmes liés au faʼaʼamu requiert l’implication conjointe des législateurs français et polynésiens, mais aussi des Polynésiens eux-mêmes. C’est parce que ces derniers se retrouveront dans la loi que celle-ci remplira sa fonction instituante et que son autorité sera reconnue comme légitime.
Plutôt que de demeurer simple coutume polynésienne, le faʼaʼamu pourrait être le point de départ d’une réforme de la filiation au profit non plus d’une minorité, mais de tous : une réforme fondée non plus sur les liens du sang, mais sur la volonté, le projet parental. Or, la problématique principale posée par les grands débats autour de la famille et de la filiation depuis 2013 (avec la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe du 17 mai 2013) porte bien sur ce qui caractérise la parentalité : qu’est-ce qui fait le parent – le mariage, le sang, la volonté ? Bien souvent, dans l’homoparentalité, au moins un des parents n’a pas de liens biologiques avec son enfant. L’état de la jurisprudence (arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 26 juin 2014 et du 21 juillet 2016, arrêts de la Cour de cassation du 3 juillet 2015 et 5 juillet 2017) en matière de la filiation des enfants nés par GPA à l’étranger est d’insister sur une réalité biologique (transcription partielle des actes de naissance étrangers : filiation paternelle transcrite parce que biologique et filiation maternelle refusée parce que la mère d’intention n’a pas accouché). Dans ce contexte, la culture polynésienne aurait beaucoup à offrir.
Le faʼaʼamu, l’enfant symptôme d’une dérive culturelle et sociale ?
En définitive, le statut de l’enfant faʼaʼamu n’est-il pas représentatif de la dérive culturelle et sociale d’une société dont le système symbolique est en crise ? Le faʼaʼamu n’engage pas seulement qui s’y intéresse à reconsidérer les enjeux de la filiation en Polynésie française, mais aussi l’identité culturelle du peuple mā’ohi. À travers le problème de son statut juridique se profile un problème plus grand, celui d’un malaise identitaire qui frappe la société polynésienne contemporaine faute de « cadres sociaux stables leur permettant d’organiser leurs comportements et leurs désirs en fonction d’un système d’attentes sociales définies […], de règles stables permettant à l’individu de s’orienter sur le marché social[72] ». À leur statut précaire de faʼaʼamu confiés de référents instables en référents instables répond souvent l’insécurité linguistique de ces enfants perdus entre deux cultures, entre une langue qu’ils déconsidèrent quoique contraints d’utiliser et une autre qu’ils valorisent sans être capable de maitriser. Dans ce contexte, le faʼaʼamu constitue l’un des sujets tabous dont on évite soigneusement de parler « no te mea ha’amā[73] », « parce que ça fait honte ».
Face au mutisme qui pèse sur le faʼaʼamu s’élève peu à peu la voix d’écrivaines et d’écrivains tels que Titaua Peu (Mutismes, Pina) qui inscrit ce silence dans un « mutisme familial » généralisé ; Alexis du Prel (Le bleu qui fait mal aux yeux) qui raconte les parcours de vie tortueux de ces enfants faʼaʼamu confrontés à des situations familiales niant, comme le rapportait V. Ho Wan, « les différents niveaux de génération avec une aisance déroutante[74] ». S’il est évident, comme le remarque J.-M. Chazine, qu’on « ne peut souhaiter voir ce système culturel se transformer pour s’adapter à certaines exigences contemporaines, que si l’on peut être sûr de pouvoir faire fonctionner efficacement à la place, d’autres systèmes tout aussi intégrateurs[75] », reste à envisager des solutions durables pour les concrétiser ; des solutions soutenues par une réelle volonté politique d’obvier à ce problème identitaire. L’établissement d’un code polynésien des familles à l’initiative du gouvernement local serait un premier pas. De leur côté, les Polynésiens ont-ils raison pour certains de se défier des dispositifs juridiques actuels (adoption, délégation-partage d’autorité parentale) qui ont tout de même fait leurs preuves sur le territoire ? Enfin, plutôt que de considérer le faʼaʼamu comme une composante du folklore local, le droit français n’aurait-il pas intérêt à s’en inspirer pour reconsidérer sa façon de concevoir la filiation au profit non plus du Fenua, mais de l’ensemble des territoires français ?
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