Portrait de famille, 1912, Suzanne Valadon

La nécessaire évolution (refondation) du droit de la filiation

Yagg avait déjà publié mon intervention lors du colloque organisé par le Syndicat de la magistrature au Palais du Luxembourg le 3 novembre 2014, je la publie ici pour qu’il soit plus facile de la retrouver.

Les incohérences actuelles du droit de la famille

« La filiation n’est pas un fait biologique que le droit enregistre, c’est une institution que le droit construit (…). Elle est l’un de ces concepts dont l’ordre et l’essence sont proprement politiques. » Anne Lefebvre-Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille

La filiation par PMA a été pour moi la pierre de touche à partir de laquelle j’ai développé la réflexion qui m’a conduit à écrire Filiation dès la naissance et la proposition de loi de réforme de la filiation qu’il contient. Je l’expose dans le chapitre 5, en prenant un cas simple :

« un couple de sexe différent, l’homme est stérile, la femme est fertile. La médecine ne va pas chercher à guérir l’homme : le diagnostic est déjà fait, sans espoir de guérison. La médecine ne va pas chercher à guérir la femme : le diagnostic est déjà fait, tout va bien, merci. Mais évidemment, ils n’arrivent pas à avoir d’enfants. La prise en charge consiste en une insémination avec don, permettant à la femme de recevoir le sperme d’un homme sans avoir besoin de rapports sexuels avec lui et en préservant l’anonymat du donneur. »

L’homme stérile va devenir père de l’enfant ainsi conçu (par présomption de paternité s’il est marié avec la mère, par reconnaissance sinon). Et personne ne l’accusera d’avoir provoqué un abandon d’enfant (par le donneur, empêché de s’établir père). Et j’ajoute :

« Les conditions du recueil du consentement (nulle mention n’apparaitra jamais dans un document d’état civil) et de l’IAD (appariement phénotypique : les centres d’insémination recherchent un donneur de même couleur de peau, yeux, cheveux et de même groupe sanguin) étant telles qu’il est possible à papa et maman de mentir à leur enfant sur ses origines. »

Marcela Iacub avait fort justement démontré en 2002 (Marcela Iacub, Le crime était presque sexuel, 2002, p. 202-224) la structure de « crime parfait » (« les actes visant à accomplir le plan doivent être mis au service d’un récit vraisemblable qui deviendra vrai, du point de vue légal, grâce aux preuves et aux indices préfabriqués par l’auteur ») constituée par la PMA hétérologue. Elle soulignait qu’il s’agissait de :

« permettre la fécondation artificielle des enfants sans qu’aucune trace ne puisse signaler que la fécondation a été artificielle, ce qui équivaut à dire qu’à la place d’une fécondation il y a eu un acte sexuel fertile. (…) la puissance de la loi est si absolue, ses moyens d’actions sont si sournois qu’elle arrive à cacher ses propres mécanismes en les attribuant à une instance tierce, la nature, qui n’est autre chose que la loi elle-même. »

Plaçons-nous dans le contexte : un certain nombre de juristes sont des croyants dans la doctrine de l’indisponibilité de l’état des personnes. Cette doctrine juridique enseigne, contre un certain nombre d’évidences (en quoi elle semble relever plus de la théologie que du droit), qu’un individu ne pourrait pas disposer de son état civil (ce qui inclut de pouvoir le changer selon sa volonté), ni un tiers pour lui. Les changements d’état civil (de filiation, de nom, de catégorie du sexe, de situation matrimoniale) sont admis, mais seulement s’ils viennent de forces extérieures à l’individu, que celui-ci reçoit passivement : la Providence, la Nature, l’État. L’enjeu de cette doctrine est bien la place donnée à la volonté et à l’initiative humaine.

La législation actuelle, de ce point de vue, respecte l’indisponibilité : en apparence, les individus n’agissent pas, ils sont agis. Le mécanisme décrit par Marcela Iacub permet que le couple de sexe différent semble agi par la Nature ou la Providence, et dans le cas du couple de femmes, celle qui accouche assume son destin de mère et celle qui n’a pas accouché reçoit l’action de l’État, manifestée dans un jugement. Donc en apparence le principe est sauf.

Mais bien entendu, ce schéma est instable : à partir du moment où il est reconnu qu’il n’y a aucun problème à ce qu’un homme n’ait au maximum qu’une reconnaissance à faire devant un officier d’état civil pour devenir légalement le père d’un enfant qu’il n’a pas engendré (donc une paternité qui relève entièrement de la volonté), demander plus à une femme voulant faire la même chose (lui demander une procédure judiciaire d’adoption) est profondément inique.

Le couple de femmes vient bouleverser les faux-semblants, il met la filiation au pied du mur et oblige le droit à reconnaitre que la filiation par le sang seulement est une belle hypocrisie et que nous le savions déjà, depuis longtemps. Et par là, il est fait la démonstration, si la chose était nécessaire, que le soi-disant principe d’indisponibilité de l’état ne décrit en rien le droit positif, où l’on peut disposer de son état civil, même si c’est de façon encadrée.

Et je ne parle pas de cette exception judiciarisée que nous appelons adoption ! La filiation par PMA est la preuve, voilée sous les apparences, que notre droit admet déjà que l’engagement peut fonder à lui seul une filiation.

L’engagement en lieu et place de la contrainte

Ce constat appelle une réponse de la part du camp progressiste. Écartons d’emblée l’idée qui voudrait que nous calions notre réflexion sur les limites d’un certain courant de pensée qui ne s’est toujours pas remis d’avoir perdu le pouvoir en juillet 1830.

À l’esprit progressiste, donc, se présentent deux choix : le premier est de tenter de contenir, par une sorte de « cordon sanitaire », la contagion révolutionnaire que la filiation par PMA hétérologue porte pour l’ensemble de l’ordre procréatif. Il est alors fait le choix (ça a été le cas des pays étrangers jusqu’à présent) de mettre en place des mécanismes de filiation spécifiques, permettant la prise en charge et la protection légale d’un nombre plus ou moins grand (mais jamais complet) de nouvelles structures familiales, spécialement homoparentales.

À ce sujet, Marie-France Bureau, juriste québécoise, écrivait au sujet de la réforme québécoise de la filiation en 2002 :

« Il s’est développé, depuis, une rhétorique selon laquelle il faudrait désormais additionner les parentés plutôt que les substituer afin d’éviter la perte de la filiation originelle. Le dessein des tenants de ce discours, qui domine actuellement le champ de la filiation, n’est cependant pas tant de reconnaitre que les enfants peuvent avoir plus de deux parents mais plutôt de réaffirmer un principe de hiérarchie des filiations. Ils admettent que plusieurs adultes puissent exercer un rôle parental dans la vie d’un enfant mais insistent pour que le droit ne confirme qu’un registre de la parenté, soit celui de la filiation sexuée. Il y aurait d’un côté l’origine biologique : celle qui, représentée par la filiation, confère seule la vraie parenté et est censée procurer l’identité des personnes. De l’autre côté, il y aurait toutes les autres formes de “prise en charge matérielle” qui pourraient faire l’objet d’un autre type de reconnaissance. »Marie-France Bureau, La filiation entre ciel et terre : étude du discours juridique québécois, 2009, p. 166

L’autre branche de l’alternative est d’être cohérent et conséquent : la compréhension du sens profond de la filiation par PMA hétérologue nous conduit à admettre qu’il n’est de filiation qu’artificieuse. Autrement dit que la filiation doit tout à la volonté humaine. On peut donc fonder la filiation, toute la filiation, sur l’engagement et le projet parental.

Considérant qu’une filiation sans élément antagonique ne requiert pas le contrôle d’un juge (les parents ne devraient pas avoir à d’adopter juridiquement leurs propres enfants), la filiation non contentieuse peut être établie en utilisant le mode existant de la reconnaissance.

Comme il ne peut être diverses qualités d’engagement, un engagement présumé et automatique d’un côté et un engagement enregistré de l’autre, sauf à hiérarchiser les filiations, il découle que la présomption ou autre dispositif de filiation automatique est incohérent avec la filiation par engagement (les modes d’établissement automatiques sont donc à supprimer).

De plus, les principes gouvernant l’établissement d’une filiation doivent être en cohérence avec ceux fondant son contentieux. L’engagement ne pouvant être contraint, les déclarations judiciaires de paternité ou de maternité et les actions judiciaires associées sont sans fondement. Les tests génétiques ne peuvent rien prouver de l’engagement et donc rien de la filiation.

Ce serait une réforme pour le bien général, qui accueillerait toutes les parentalités, quelles que soient le mode de procréation, le genre ou le nombre des parents, car bien entendu il n’y a alors plus lieu de se limiter à la biparentalité. Monoparentalité et pluriparentalité y trouvent toute leur place, indépendamment du statut matrimonial ou conjugal. C’est la teneur de la réforme que j’ai proposée dans mon livre.

La filiation ainsi repensée peut de plus fournir un cadre de réflexion plus large pour penser d’autres réformes, comme celle permettant la mise en place d’un droit au mariage de nature contractuelle, ainsi que l’avait proposé Daniel Borrillo dans un article de 2012 de La Revue des Droits de l’Homme (Daniel Borrillo, « Égalité des droits et critique de la norme familiale », La Revue des Droits de l’Homme nº 2, décembre 2012), ou, comme je l’évoque dans le livre, sur la place du sexe ou du genre dans l’état des personnes.

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