J’avais l’intention d’écrire, comme deuxième billet de blog, ma réponse à l’article du professeur Marc Pichard[1], qui porte en partie sur la proposition de loi que renferme mon livre[2]. Celui-ci écrit :
« Dans ce dernier contexte, la biologie révèle ses vertus “techniques”, dès lors que l’on juge qu’il est bon d’avoir des parents, tant au regard du statut (il serait bon de pouvoir se situer dans l’histoire humaine) que de la fonction parentale (il serait bon d’être élevé par une ou plusieurs personnes désignées comme parents) : s’il existe des enfants qui ne sont pas issus d’un projet, il y a toujours des géniteurs et une gestatrice à l’origine d’un enfant ; la biologie est pérenne, tandis que la volonté ne se caractérise pas nécessairement par la constance. »
Mais rapidement je me suis rendu compte que j’allais faire une longue digression sur les vertus supposées du lien génétique ou gestationnel lorsqu’il s’agit d’établir la filiation d’un enfant, vertus qui prévaudraient sur l’engagement et le projet parental comme je le propose. Voici donc, sous forme d’un billet de transition (en attendant la réponse complète), un rapide exposé sur l’exemple que je comptais utiliser : les enfants placés en France. J’aurais pu prendre d’autres exemples, mais depuis longtemps je voulais partager mes lectures à ce sujet : ce billet est volontairement succinct, ce sont les sources données en notes qu’il faut lire pour approfondir sa connaissance de la question.
Enfants placés, enfants adoptables
On entend assez souvent (mais le contraire est entendu aussi), comme un fait communément admis, qu’il y aurait « plein d’enfants malheureux qui n’attendent que d’être adoptés ». Alors qu’en réalité, l’adoption nationale concerne chaque année un chiffre assez stable : environ 800 enfants français adoptés par an. Et pourtant l’ASE (Aide sociale à l’enfance, qui était, avant la loi de décentralisation de 1983, gérée par la DDASS) prend en charge environ 284 000 mineurs[3] (soit un taux de prise en charge de 19,5 ‰ des moins de 18 ans), dont environ 138 000 sont placés en familles d’accueil ou établissements[4]. Parmi ceux-ci, bien peu sont considérés comme adoptables (pour les derniers chiffres : 2 345 pupilles de l’État, donc, en théorie, adoptables).
Il y a, dans la différence énorme entre tous ces chiffres, plusieurs causes et des explications, sinon antagonistes, au moins assez différentes. Déjà en 2008 le juge Jean-Pierre Rosenczveig, président du Tribunal pour Enfants de Bobigny, mettait en garde contre une vision qui verrait la solution au placement d’un enfant dans la facilitation systématique de son adoption[5]. Et d’un autre côté, d’autres personnes ont pu conseiller, « dans l’intérêt de l’enfant », de « rompre avec l’idéologie du maintien du lien familial à tout prix »[6] : c’était l’objet du rapport d’information des sénatrices Michelle Meunier et Muguette Dini, qui ont à la suite déposé en 2014 une proposition de loi, qui est en cours d’examen[7]. Et d’autres rapports plus anciens sur le sujet existent par ailleurs[8]. Un article paru en 2001[9] exposait des récits de familles, leurs difficultés, la possibilité de faire autrement et mieux.
Idéologie du sang
Dans cette diversité des points de vue expliquant la situation des enfants placés, on peut déceler parmi les causes identifiées l’influence et l’œuvre de l’idéologie des liens du sang, sous la forme d’une idéologie familialiste oubliant parfois le droit des enfants à être protégés, y compris de leurs parents légaux si nécessaire. Un domaine où la gestatrice d’un enfant, si elle lui envoie une carte postale par an, est considérée par les juges comme sa mère qui ne l’a pas délaissé, rendant l’enfant non adoptable[10]. Un domaine où l’on renvoie des enfants dans leur « famille » même en cas de maltraitance ou de viol[11]. Plusieurs récits plus récents ont illustrés cette situation (situation, au vu du nombre d’années impliquées, qu’il faut préciser comme n’étant pas monolithique et immuable : une loi à l’impact important, dite loi réformant la protection de l’enfance, ayant été promulguée le 5 mars 2007). Dans ces récits, je retiens particulièrement ceux de Lyes Louffok et Adrien Durousset, chacun représentant un point de vue. Lyes Louffok, auteur de Dans l’enfer des foyers[12], souligne l’instabilité résultante et la souffrance subie de n’avoir pas pu être adopté, « pour maintenir les liens familiaux avec une mère biologique qu’il ne connaît pourtant pas »[13]. Adrien Durousset aurait lui préféré que ses parents soient aidés[14], [15].
Des vertus techniques du droit
On le voit, la situation des enfants placés n’appelle pas une réponse unique et évidente[16], [17]. Concernant la filiation « charnelle », en attendant une réponse plus large aux critiques de Marc Pichard dans un prochain billet, je rappelle mes propos dans mon livre : la filiation n’a d’autre fondement qu’idéologique. Attribuer des droits et des devoirs (ou pas) à des gènes et allèles partagés n’est rien d’autre qu’un choix idéologique.
Et on ne peut donc poser comme « allant de soi », comme un axiome qui n’aurait pas besoin d’être démontré, qu’il soit bon pour un enfant d’avoir pour parents les personnes ayant un lien génétique ou gestationnel avec lui. Ce n’est pas parce que dans la très grande majorité des cas ce lien coïncide avec l’engagement parental que dans tous les cas la situation serait bonne. Et c’est justement dans les cas où lien charnel et engagement ne coïncident pas, que nous devrions nous interroger sur l’intérêt qu’il y aurait à réformer la filiation pour la fonder sur l’engagement et le projet parental, plutôt que de nous cramponner aux vieilles lubies de la filiation charnelle qui n’a jamais démontré son intérêt, si on se place du point de vue des enfants et non des qualités « techniques » d’un dispositif de droit.
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