Code civil, édition de Firmin Didot, 1804

30 minutes pour expliquer la réforme de la filiation

Pour expliquer la filiation, où nous en sommes et vers où il serait bon que nous allions, j’ai choisi de m’inscrire dans le cadre de l’histoire des idées.

J’aurais pu remonter à la conception toute volontariste que le droit romain se faisait de la filiation (illustrée spécialement par les pratiques de l’adoption et de l’adrogation) et expliquer l’évolution ultérieure par le droit canon et le droit d’Ancien Régime, attachés à déceler la volonté divine dans les faits naturels. Ou encore par le droit révolutionnaire, qui restaure une conception volontariste. Mais il m’a semblé suffisant, pour la clarté de l’exposé, de remonter au texte fondateur de notre droit civil actuel, c’est-à-dire le Code civil de 1804 et surtout à la période qui l’a vu appliquer sans altération notable : le XIXe siècle. Et ensuite d’expliquer la situation actuelle, pour terminer sur la réforme que j’ai proposée dans mon livre, Filiation dès la naissance[1].

Devoir conjugal & filiation au XIXe siècle

La volonté individuelle et la disposition de soi au XIXe siècle

Le titre de cette première partie peut surprendre : qu’est-ce que le devoir conjugal et la filiation peuvent bien avoir en commun ? Marcela Iacub avait déjà fait le parallèle[2], mais il faut d’abord préciser de quoi nous parlons : non pas du devoir conjugal tel qu’il est actuellement conçu, c’est-à-dire l’obligation qu’ont les personnes mariées d’entretenir des rapports sexuels (ce qui fournit chaque année la matière à quelques divorces pour faute[3]). Non, il s’agit du devoir conjugal conçu comme impossibilité de viol entre personnes mariées, à condition que la pénétration fût effectuée dans « le vase idoine » et hors de la présence de tiers. Conception abandonnée par la grande réforme sur le viol de 1980 et les arrêts de la Cour de cassation de 1990 et 1992 (et complètement renversée depuis, puisque le viol entre personnes mariées est une circonstance aggravante de viol depuis 2006).

Mais au XIXe siècle, cette conception est tout à fait d’actualité : le consentement donné au mariage, le « oui », vaut consentement pour toutes les relations sexuelles à venir. Et s’il y a consentement, il était considéré qu’il ne pouvait y avoir viol (nous reviendrons plus largement sur la place accordée à la volonté individuelle dans la deuxième partie).

Ce consentement donné une fois pour toutes vaut aussi pour les enfants du couple : le « oui » vaut reconnaissance anticipée de tous les enfants à venir. La filiation de ceux-ci, tant vis-à-vis de leur mère que de leur père, est donc établie automatiquement. Les enfants « naissaient du mariage » : ils étaient déclarés « nés du légitime mariage de Monsieur… et Madame… »

Dans le cas des couples non mariés, il n’y a pas de consentement valable une fois pour toutes : il est donc admis, au moins théoriquement, qu’il puisse avoir viol entre personnes non mariées entre elles, pour défaut de consentement.

Divisibilité et indivisibilité

L’autre grande différence entre la filiation des couples mariés entre eux et les personnes non mariées est que la filiation « légitime » (terme abrogé depuis 2006 qui désignait la filiation des enfants issus d’un couple marié) était indivisible : la force de l’automaticité de la filiation légitime faisait que l’établissement était établi en bloc pour le couple marié ou pour aucun des deux. Si la filiation de l’enfant adultérin a matre (si dans le couple adultérin, la femme était la personne engagée dans les liens du mariage) est complexe[4], pour l’enfant adultérin a patre (si dans le couple adultérin, l’homme était la personne engagée dans les liens du mariage) ne pouvait être reconnu que par sa mère. Dans le cas d’un enfant issu d’un double adultère, sa filiation ne pouvait être établie avec aucune des personnes qui l’avaient engendré.

Pour les personnes non mariées, chaque enfant doit faire l’objet d’une reconnaissance[5] par les deux personnes souhaitant devenir ses parents. Cette filiation était divisible : elle s’effectuait indépendamment pour chaque parent. La différence se fait donc sur la situation matrimoniale, d’où la ligne horizontale dans le schéma 1.

Division juridique des sexes

Le Code civil français, à sa création en 1804, était loin d’avoir une approche indifférentialiste du genre : il inscrivait au contraire la différence des sexes dans le droit. La femme était une éternelle mineure passant de la tutelle de son père à celle de son mari, et les conséquences de l’établissement de la filiation étaient très inégales : la puissance paternelle ne sera remplacée par l’autorité parentale, posant ainsi l’égalité juridique entre les parents, que par la loi du 4 juin 1970.

Le droit de la filiation, dans ses règles d’établissement (pas dans ses conséquences), faisait lui très peu de cas de la différence des sexes : il y avait bien quelques possibilités permettant à un homme marié de désavouer des enfants nés de son épouse, mais suffisamment limitées pour qu’un homme ait dû plaider pour faire reconnaitre en 1853 que sa condition de prisonnier l’empêchait d’être le père des enfants de son épouse. À contrario, il n’y avait pas de différence pour les personnes non mariées.

Exemple de L’Héritage

Une nouvelle de Maupassant de 1884 illustre les règles de la filiation à cette époque : L’Héritage. Dans cette nouvelle, une vieille tante lègue à l’enfant à venir d’un couple un héritage d’un million de francs, « avec jouissance des revenus aux parents jusqu’à la majorité de l’aîné des descendants ». Or il s’avère que le mari est stérile. L’épouse prend un amant, qu’elle rejette une fois enceinte. Il est suggéré au fil du récit que son père et son mari ont compris, mais qu’ils ferment les yeux.

Pour comprendre cette histoire, il faut comprendre la filiation à cette époque : l’amant ne peut contester la filiation, l’épouse non plus, seul le mari le pourrait, et encore, seulement pendant un mois (jusqu’à trois mois dans des circonstances particulières), mais il est consentant. Donc le mariage est à cette époque un moyen de régulation légal permettant d’accueillir l’apport génésiaque d’autrui dans le projet parental du couple.

En faisant de l’uchronie, nous pourrions imaginer une France où les règles de la filiation du XIXe siècle auraient été préservées inchangées, mais où le mariage aurait été ouvert aux couples de même sexe. Il me semble que dans une telle situation il n’y aurait pas été si difficile de maintenir une filiation fondée sur le mariage, où, pour les couples de femmes, les enfants seraient « nés du légitime mariage de Madame et Madame ».

Filiation depuis le 1er juillet 2006

Pour cette deuxième partie, nous faisons un bond temporel et nous sautons les étapes qui nous ont menés au système actuel : notre propos ici est de simplifier pour ne retenir que ce qui permet la compréhension de l’essentiel, et il n’est point besoin de connaître la grande réforme de 1972 ou les autres petites lois qui l’ont suivie ou précédée pour cela. Suffisant est de dire que le système issu du Code civil de 1804 fut très stable durant tout le XIXe siècle et qu’il évolua ensuite, pour aboutir à la dernière grande réforme, celle de l’ordonnance du 4 juillet 2005, entrée en vigueur le 1er juillet 2006, ratifiée par la loi du 16 janvier 2009.

Quelles sont les différences notables avec le système du XIXe siècle ?

Tout d’abord la filiation est égalitaire : peu importe les différents modes d’établissement, les conséquences sont les mêmes. Il n’y a plus de filiation naturelle ou de filiation légitime, même si le mode d’établissement de la filiation diffère encore pour les hommes selon leur état matrimonial.

Ensuite la filiation pour les personnes mariées est divisible (comme l’était au XIXe siècle, et l’est toujours aujourd’hui, la filiation des personnes non mariées, cette influence de l’ancienne filiation naturelle est représenté par les petites flèches montantes sur le schéma 2) : une épouse peut devenir mère sans que son époux ne soit père, et vice-versa.

Enfin, là où le Code civil avait mis de l’institution sociale (le mariage) ou de la volonté aux fondements de la filiation, les réformes successives ont mis du biologique. Et quand on insiste sur la réalité biologique des corps, on insiste fatalement sur leurs différences. La filiation automatique des femmes mariées est ainsi devenue la règle pour toutes les femmes (grande flèche du schéma 2) : la femme qui accouche est la mère (et l’accouchement sous X est une institution qui s’écroule[6]).

Les hommes non mariés ont quant à eux connu, dans les règles d’établissement de la filiation, une relative stabilité, mais le contentieux est maintenant dominé par le biologique (le test génétique). Les hommes mariés ont en l’apparence connu la même stabilité, mais la divisibilité de leur filiation et la naturalisation ont fait de la présomption de paternité[7], une simple dispense de l’acte de reconnaissance, un privilège de simplification administrative et non pas un dispositif réellement distinct et propre aux hommes mariés.

L’exemple de L’Héritage aujourd’hui

Dans cette situation, l’histoire racontée par la nouvelle de Maupassant serait intenable à notre époque : l’amant pourrait exiger, par une recherche en paternité, un test génétique et prendre sa paternité à l’époux ; ou l’épouse aurait cinq années après la naissance de son enfant pour faire annuler la paternité de son époux et obliger son amant à devenir le père de son enfant ; ou encore l’époux aurait quant à lui ces mêmes cinq ans, et non plus un mois, pour faire annuler sa paternité.

La filiation par PMA

Et pourtant, il est un domaine où l’ancienne institution de gestion de l’apport génésiaque d’autrui (le mariage) a été restaurée dans ses effets (et dans son indivisibilité), et c’est la filiation suite à une PMA hétérologue (c’est-à-dire avec don de gamètes) pour les couples de sexe différent. Comment se passe la filiation dans ce cas, alors que nous avons maintenant complètement fondé le contentieux de la filiation sur le biologique ? Tout d’abord, la loi (art. 311-20 du Code civil) institue la règle de l’irrecevabilité de tout contentieux de filiation en cas d’insémination avec don (IAD). Ensuite, elle fait appel au concept de « consentement », notion fondamentale en droit civil (alors que le Code civil québécois parle de « projet parental » dans ce cas). Le couple doit consentir au don de gamètes devant un juge ou un notaire. Après le consentement donné et l’IAD effectuée, l’homme utilise les modes habituels d’établissement de la filiation : présomption s’il est marié, reconnaissance s’il ne l’est pas. S’il se soustrait à la reconnaissance, « sa paternité est judiciairement déclarée » (ce qui par principe, sauf décision contraire du juge, le prive de l’autorité parentale). Il est aussi protégé, en cas de don de sperme, contre l’accusation d’avoir provoqué un abandon d’enfant (par le donneur, empêché de s’établir père).

La nouvelle division

Dans ce nouveau système, le mariage n’est donc plus une ligne de division importante (et surtout pas pour les femmes) : il y a toujours division, mais entre femmes et hommes. Là où le Code civil, dans un océan d’inégalités, faisait de l’établissement de la filiation un sanctuaire relativement épargné par la division juridique des sexes, le nouveau système, alors que les inégalités inscrites ailleurs dans le Code civil sont pour beaucoup tombées, fait de l’établissement de la filiation le nouveau sanctuaire de la division juridique des sexes.

Dans ce système, en cas de PMA dans un couple de femmes, la mère est celle qui accouche, donc pour une des femmes il n’y a pas de problème à l’établissement de sa filiation. Et pour l’autre ? Elle peut adopter l’enfant de son épouse. Quelle logique à cela, alors que l’homme stérile devient père avec les mêmes facilités que tout autre homme ? C’est là que nous devons considérer de nouveau le devoir conjugal, ou plutôt la place laissée à la volonté humaine qui est sous-entendue.

La volonté individuelle et la disposition de soi au XXIe siècle

Une doctrine juridique, appelée « indisponibilité de l’état des personnes »[8], expose, dans le domaine du droit, cette conception. Selon cette doctrine, une personne ne pourrait disposer des éléments constituants son état civil, mais devrait subir passivement les changements imprimés sur elle par la Nature ou l’État (implicitement parce que les deux sont des manifestations de la loi divine). Par certains de ses éléments, cette doctrine semble décrire le droit positif (réellement appliqué) : en effet, les individus n’ont pas le droit de s’inventer au gré de leur fantaisie du moment un lieu ou une date de naissance fictive. Avec d’autres éléments, son caractère de doctrine prescriptive (qui dit comment le droit n’est pas, mais devrait être) issue d’une pensée politique réactionnaire est révélé : en effet, si cette doctrine décrivait le droit, on ne devrait pas pouvoir choisir de se marier ni avec qui. L’État déciderait pour nous. Et déciderait de notre éventuel divorce sans que notre volonté y ait une quelconque part (évidemment le caractère manifestement totalitaire de cette conception du mariage fait qu’à ma connaissance la doctrine de l’indisponibilité de l’état civil n’a en France jamais osé être évoqué pour le mariage, mais elle l’a été pour s’opposer au divorce par consentement mutuel).

En réalité, si nous ne sommes pas en matière matrimoniale dans la disponibilité totale (où nous pourrions choisir notre état matrimonial d’un claquement de doigts), nous sommes en matière de mariage dans une disponibilité légèrement encadrée (témoins et publications de bans, mais pas de juges ou de procureurs donnant leur accord ou de psychologues jugeant l’état amoureux). En matière de divorce nous sommes plutôt dans la disponibilité fortement encadrée, surtout en cas de divorce pour faute (juge, avocat, etc.).

En matière de filiation, l’apparence de la naturalité (la femme qui accouche, accompagnée d’un homme — qui peut être stérile, mais ce fait n’est pas écrit sur le front) justifie alors soit un enregistrement automatique (la femme subit sa maternité passivement) soit une disponibilité légèrement encadrée (acte de reconnaissance). Dans le cas d’une personne ne pouvant prétendre à une telle apparence, telle que la femme n’ayant pas accouché dans un couple de femmes, elle doit donc adopter son enfant (disponibilité fortement encadrée : recours à l’autorisation de juges).

Il faut aussi remarquer les présupposées anthropologiques d’un tel système, qui ne sont jamais pleinement rendus explicites, et ont été peu interrogés[9] : les femmes semblent perçues comme dominées par l’instinct, presque animales. L’établissement de leur filiation étant automatique, leur volonté est à peine supposée, sinon par l’existence de l’accouchement sous X (mais comme mécanisme à la marge, ne remettant pas l’ensemble en cause). Les hommes, par contre, y apparaissent comme plus cérébraux : si la mère ne leur impose pas une paternité, leur engagement est à recueillir expressément.

Il faut voir ce système pour ce qu’il est : non la description de lois immuables, mais l’application d’une idéologie, et, qui plus est, réactionnaire (reprenant des traits de la pensée juridique d’Ancien Régime). La même idéologie est appliquée au changement d’état civil des personnes transgenres : l’interroger revient à interroger la place de la volonté individuelle dans la maîtrise de son état civil, de son identité et de son corps.

Modèle proposé

Dans mon livre, Filiation dès la naissance. Réflexions autour d’une proposition de loi tendant à réformer la filiation[10], j’ai proposé une réforme, qui, d’une certaine manière, peut se lire comme une alternative à l’évolution du XXe siècle. On peut certes comprendre cette évolution et en voir les aspects positifs. En effet, cette évolution peut être lue comme une réponse à l’inégalité entre filiation légitime et filiation naturelle, problème particulièrement criant avec l’accroissement des naissances hors mariage. La réponse donnée fut d’appliquer la vieille idéologie de naturalisation des filiations. Les enfants ne naissent plus du mariage, mais des corps, et tous les enfants semblent ainsi protégés. En réalité, l’homoparentalité démontre qu’il n’en est rien : si la PMA hétérologue est organisée pour créer l’apparence d’un lien génétique entre parents et enfants, cette apparence est inopérante dans le cas d’un couple de femmes.

Ma proposition est d’admettre que la volonté et le projet parental fondent à eux seuls la filiation, en utilisant l’ancien mécanisme d’établissement de la filiation, relevant de la disponibilité légèrement encadrée et appelé reconnaissance, et en en faisant le mécanisme d’établissement universel par défaut. En termes du XIXe siècle : la filiation naturelle (filiation hors mariage) est étendue à toutes les naissances. Comme il s’agit d’une filiation indifférente au sexe légal du parent, au nombre de parents, ou encore à leur situation matrimoniale ou simplement de couple, elle protège tous les enfants, y compris en situation de transparentalité comme de pluriparentalité.






















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